Albert Jacquard (Le Monde)

Le Monde
14 septembre 2013

Généticien, humaniste et militant de gauche

Spécialiste de génétique des populations et homme engagé à gauche contre le nucléaire et pour le droit au logement, Albert Jacquard est décédé des suites d’une leucémie à Paris, mercredi 11 septembre, à l’âge de 87 ans. Albert Jacquard, c’était à la fois un visage singulier devenu familier, une voix douce qui argumentait méthodiquement et des engagements d’autant plus résolus que le scientifique regrettait de ne pas les avoir pris plus tôt.

Ses conceptions humanistes, sa conviction que la Terre et ses richesses appartiennent à l’humanité et non pas à des propriétaires accapareurs, sa défense de la différence combinée à son rejet des discriminations racistes transparaissaient dans ses ouvrages de vulgarisation scientifique avant qu’il ne devienne la figure de proue de Droit au logement (DAL), dont il était le président d’honneur.

Né à Lyon le 23 décembre 1925 au sein d’une famille catholique conservatrice, Albert Jacquard était le fils d’un directeur à la Banque de France. Il a 9 ans, ce 1er janvier 1934, lorsque la voiture de son père fait une embardée sur le verglas et est percutée par un tramway. Dans l’accident, ses deux grands-parents et son petit frère trouvent la mort. Lui en réchappe, mais reste marqué à jamais moralement et physiquement au visage. En janvier 2008, dans l’émission  » Empreintes « , diffusée sur France 5, il confie combien cette blessure intime pèse dans sa vie :  » Aujourd’hui encore, à chaque fois que mon regard croise un miroir, je suis surpris de me voir. Bien sûr, je domine cette souffrance de me sentir laid, mais cela m’a toujours handicapé pour exercer une fonction d’autorité. Je déteste commander !  »

En 1941, tandis qu’il est lycéen à Soissons (Aisne), la famille Jacquard doit s’établir en zone occupée, à Gray (Haute-Saône). Deux ans plus tard, il passe consécutivement deux baccalauréats, en mathématiques élémentaires (mention bien) et en philosophie (mention assez bien). Un double succès qui l’aidera, après deux années de classe préparatoire au lycée privé Sainte-Geneviève à Versailles, à entrer en 1945 à l’Ecole polytechnique.  » Par le passé, j’étais guidé par la soumission et le conformisme, regrettait-il dans un entretien au magazine Psychologies. J’avais une vingtaine d’années pendant la seconde guerre mondiale. C’était comme si elle se déroulait au loin. Je n’ai pas pensé un seul instant à entrer dans la Résistance. J’étais trop occupé à préparer Polytechnique. En 1961, je vivais près de l’endroit où des Algériens ont été jetés dans la Seine. Lorsque je l’ai appris, le lendemain, j’ai eu honte. J’aurais pu prendre position, mais je n’ai pas bougé. Je suis resté du côté des salauds, ceux qui laissent faire, pendant deux décennies encore.  »

Sorti de Polytechnique ingénieur des manufactures de l’Etat, Albert Jacquard entre à l’Institut de statistiques. Il commence une carrière de fonctionnaire, avant de s’orienter vers une voie scientifique comme chargé de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED). Titulaire d’un certificat de génétique obtenu en 1966, il part pour la Californie étudier la génétique des populations à l’université Stanford. C’est durant ce séjour de deux ans que se forgent sa conscience politique et sa volonté de combattre les injustices. Les émeutes raciales, le mouvement hippie sur fond de protestation contre la guerre du Vietnam modifient sa vision du monde et de la société. Mais il lui faudra encore de longues années avant de s’engager sur le terrain.

De retour des Etats-Unis en 1968, avec un diplôme d’études approfondies de génétique, il travaille comme directeur de recherches à l’INED, institution où il demeurera jusqu’en 1991. Il obtiendra en 1970 un doctorat d’université en génétique puis, deux ans après, un doctorat d’Etat en biologie humaine. De 1973 à 1985, Albert Jacquard sera expert en génétique auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Professeur invité puis associé à l’université de Genève (1973-1992), il est professeur titulaire à l’université Paris-VI de 1978 à 1990.

En 1978, il publie Eloge de la différence. La génétique et les hommes (Seuil). L’extrême droite le prend à partie à la suite de la publication de cet ouvrage dans lequel il établissait que les hommes étaient tous différents du point de vue génétique, mais qu’aucune de ces différences ne justifiait qu’un groupe humain se croie supérieur.

En octobre 1980, Albert Jacquard prend part pour la première fois à une manifestation, après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris. Membre du Comité consultatif national d’éthique de 1983 à 1988, il pourfend, arguments scientifiques à l’appui, les thèses racistes, que ce soit dans le discours politique ou bien dans celui de scientifiques défenseurs de la  » sociobiologie « . En 1987, il est témoin au procès de l’ancien SS Klaus Barbie, le  » boucher de Lyon « .

A l’âge de la retraite, il se découvre une âme de militant. Son engagement s’élargit ensuite à d’autres combats et ne se démentira plus : adversaire du nucléaire civil comme militaire (il publiera avec Stéphane Essel, en 2012, Exigez ! Un désarmement nucléaire total, chez Stock), il figure sur la liste écologiste conduite par Daniel Cohn-Bendit pour les élections européennes de 1999.

Lors de la dernière élection présidentielle, s’il affirmait que sa sympathie allait  » naturellement à François Hollande « , il déclarait qu’il voterait au premier tour pour le candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui le faisait  » penser à Jaurès  » –  » Même en ayant le sentiment de ne pas faire mon devoir qui serait de voter pour Hollande afin d’éviter que Sarkozy revienne « , précisait-il.

Albert Jacquard  » considérait que la concurrence minait la société « , rappelle la députée européenne Verts Michèle Rivasi, et défendait la décroissance. Il participera également, en 2009, à une autre initiative militante, le Tribunal Russell sur la Palestine, fondé  » pour aboutir à un règlement juste et durable  » du conflit israélo-palestinien. Mais son combat le plus connu, il le mène dès 1991 au sein de l’association Droit au logement (DAL) et défend, aux côtés de l’abbé Pierre, de Mgr Gaillot et du professeur Léon Schwartzenberg, la réquisition des logements vides pour reloger les sans-abri. Il est aussi aux premiers rangs pour soutenir les trois cents sans-papiers réfugiés dans l’église Saint-Bernard, à Paris, qui seront expulsés par les forces de l’ordre le 23 août 1996.

 » Devenir soi nécessite un détour par les autres « 

 » C’était un homme que j’aimais beaucoup. Albert Jacquard était un humaniste, remarquablement intelligent, très droit, qui ne dissociait pas son savoir scientifique de ses engagements, même si, dans le milieu scientifique, certains le tenaient pour un farfelu, se souvient le biologiste Jacques Testart. Il dénonçait l’usage abusif du mot « compétitivité » sur lequel les politiques à l’oeuvre sont fondées. C’était un utopiste, mais aussi quelqu’un qui payait de sa personne et dormait sous la tente dans le cadre des actions du DAL.  »

Parmi les très nombreuses réactions à sa disparition, on note celle de François Hollande :  » Les Français perdent un savant, et les plus démunis un de leurs plus illustres porte-parole  » ; celle de Cécile Duflot, qui se dit  » très émue  » ; ou de Geneviève Fioraso, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui salue  » une personnalité d’exception dont les combats politiques ont contribué à l’intensité et à la dignité du débat public ces dernières décennies « .

L’âge aidant, celui qui disait  » devenir soi nécessite un détour par les autres  » se fera plus discret, mais il continuera de soutenir les plus démunis et de pousser des coups de gueule, habité par l’idée de laisser un monde meilleur à ses petits-enfants. Quand on lui demandait en quoi ses engagements l’avaient transformé, Albert Jacquard répondait simplement :  » Ils m’ont rendu plus heureux ! Peut-être en éloignant cette mauvaise conscience dont l’éducation religieuse m’avait accablé. Et puis quand je suis dans la rue pour être aux côtés de Sri-lankais ou de Béninois que la police vient de jeter à la rue, j’ai un sentiment de puissance. Je jubile d’être là où je crois devoir être.  »

Paul Benkimoun et Catherine Rollot

23 décembre 1925

Naissance à Lyon

1945

Entre à l’Ecole polytechnique

1966

Passe deux ans à l’université Stanford (Californie)

1968

Directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques (INED)

1978

Publie  » Eloge de la différence  »

1991

Engagement au sein du DAL

11 septembre 2013

Mort à Paris

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Par Michèle Rivasi

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