Les « électrohypersensibles » à la recherche d’une terre vierge de toute onde (Le Monde)

Le Monde, édition du 31 août 2013
Par Audrey Garric

REPORTAGE

Il faut d’abord parvenir au site du rendez-vous, encaissé dans une vallée aussi belle que sauvage, nichée aux portes du Vercors, à une dizaine de kilomètres de Boulc (Drôme), 128 âmes. Ensuite, laisser son téléphone portable dans la voiture, éteint et la batterie ôtée. Les clefs du véhicule sont déposées dans un seau en fer. On a aussi été prévenue qu’il était préférable de ne pas se parfumer deux jours avant et de laver ses habits avec des lessives faiblement chimiques.

Sur un champ entouré de pins, près d’une ferme semi-enterrée, une cinquantaine d’hommes et de femmes se parlent, assis en cercle. Tous sont électrohypersensibles (EHS), c’est-à-dire qu’ils souffrent de diverses pathologies (maux de tête, réactions cutanées, insomnies, tachycardie, etc.) qu’ils attribuent aux champs électromagnétiques émis par les technologies modernes : portables, réseaux Wi-Fi, antennes-relais, etc. Si ces malades des ondes sont venus de la France entière à ce rassemblement organisé par l’association Une terre pour les EHS, du 26 au 28 août, c’est pour parler de leurs symptômes, trouver du réconfort, mais surtout voir leur maladie reconnue.

« Aujourd’hui, les réseaux de téléphonie mobile, de Wi-Fi ou Wimax – un mode de transmission sans fil – couvrent l’ensemble du territoire : il n’y a plus d’endroit dans lequel nous pouvons nous réfugier pour nous sentir bien », déplore Philippe Tribaudeau, président de l’association basée sur le site drômois, et lui-même  » électro « , comme il dit. Son collectif, à l’instar d’une quinzaine d’autres en France, demande la mise en place  » urgente  » de zones blanches, vierges d’ondes, une mesure recommandée par le Conseil de l’Europe en 2011.

Les EHS, qui représenteraient 3 % de la population selon les associations – un chiffre impossible à confirmer en l’absence d’évaluation nationale -, n’ont pas tous abandonné toute technologie. Au rassemblement se côtoient des profils très différents, vivant plus ou moins en marge de la société, selon leur degré d’intolérance aux ondes.

A un extrême, il y a Anne Cautain, 57 ans, une très grande électrohypersensible, qui se sent  » brûler  » à la moindre onde, et à des fréquences extrêmement basses (50 Hz) générées par le passage du courant électrique. « Depuis 2009, je suis un véritable radar : je sais qu’à tel endroit, il y a une antenne ou un transformateur. Je ressens le courant jusque dans mes terminaisons nerveuses », raconte-t-elle, les joues écarlates, les pieds nus et le poignet relié à un piquet en acier enfoncé dans la terre, pour se  » décharger « .

Le voyage depuis les Hautes-Alpes, où elle vit dans d’anciennes écuries éclairées à la bougie et chauffées au poêle, l’a épuisée. Elle l’a passé enveloppée de couvertures dans un camion transformé en cage de Faraday (une enceinte métallique étanche aux champs électromagnétiques), conduit par sa fille, dont elle dépend totalement. Elle restera très peu sur le site, où quelques ondes parviennent malgré l’isolement.

Au contraire, Oscar, 47 ans, profite de la Drôme pour se ressourcer. Cet ancien commercial dans de grandes banques, intolérant au Wi-Fi depuis 2010, continue de vivre et travailler à Paris, comme formateur pour des établissements bancaires et professeur en école de commerce. « Les journées m’épuisent, entre les brûlures à l’intérieur du corps, les picotements et les maux de tête. Et j’ai du mal à récupérer la nuit », témoigne-t-il, préférant rester anonyme face à une maladie « très pénalisante dans la vie professionnelle ». « Avant, je travaillais à New York, Chicago, Londres. J’ai dû lever le pied pour me soigner ».

Comme lui, tous les EHS ont vu leur vie profondément modifiée : Isabelle, podologue à la retraite de 52 ans, qui dort souvent dans sa cave pour fuir l’antenne-relais qui jouxte sa maison ; Mailys, étudiante en master de 21 ans, qui porte casquettes et écharpes anti-ondes la nuit et consulte un sophrologue ; ou M. Tribaudeau, 52 ans, également multichimicosensible (intolérant aux odeurs de lessive, parfum ou à la pollution), qui a perdu son poste de professeur de technologie, son logement puis sa femme.

Si leur souffrance est manifeste – une partie d’entre eux a obtenu un certificat d’invalidité – aucun lien de causalité n’a pour l’instant été établi entre les ondes électromagnétiques et leur maladie. Des symptômes que nombre de médecins, démunis, attribuent encore régulièrement à des troubles psychiatriques ou psychosomatiques. La controverse est loin d’être tranchée chez les scientifiques et divise la classe politique.

En janvier, la proposition de loi de la députée EELV Laurence Abeille, qui avançait des mesures pour réduire l’usage du Wi-Fi et appliquer le principe de précaution, a été  » enterrée « , renvoyée en commission. Deux autres textes sont toujours au stade de la commission des affaires économiques : l’un, déposé par l’UMP en février, demande l’abaissement du seuil maximal d’exposition aux ondes des antennes-relais à 0,6 volt/mètre (V/m) (un plafond aujourd’hui situé entre 41 et 61 V/m selon les fréquences) et l’autre, porté par le PS en avril, visant à réguler l’installation des antennes.

« Nous n’avons pas les moyens de faire fléchir les opérateurs de téléphonie. Il faut donc une volonté du gouvernement », assure l’attachée parlementaire de Michèle Rivasi, Justine Arnaud, venue à Boulc représenter la députée européenne EELV qui se bat depuis longtemps pour la reconnaissance des EHS.

« On ne va pas attendre dix ans. La zone blanche, on la prendra s’il le faut », prévient M. Tribaudeau, sous le regard approbateur de l’assistance. L’homme a déjà occupé avec son camping-car la forêt de Saoû dans la Drôme, entre juin et octobre 2010, avant d’être expulsé par les autorités. « L’électrosensibilité, c’est une vie d’errance, d’isolement, de précarité, constate-t-il. Il faut essayer de le vivre au mieux ; nous sommes des exclus ».

Audrey Garric

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Par Michèle Rivasi

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